Programme de recherche ATLASea : de la mer à l’ordinateur, la grande exploration des génomes marins
Dans quel contexte est né le programme ?
Hugues Roest Crollius : ATLASea s’inscrit dans une dynamique internationale d’une ampleur inédite. Depuis 2017, plusieurs initiatives internationales visaient déjà à comprendre la biodiversité et le vivant en général à travers le séquençage du génome. Reposant sur l’idée que la séquence d’un génome complet d’un représentant de chaque espèce pourrait être une fondation pour la biologie des décennies à venir. C’est une vision assez ambitieuse car il existe 1,5 millions d’espèces décrites aujourd’hui, sur peut-être 8 ou 10 millions d’espèces peuplant la planète.
Ces dernières années, l’ambitieux projet Earth Biogenome Project essaye de regrouper tous les projets qui s’attèlent au séquençage de la biodiversité à un niveau international. On en dénombre environ une soixantaine. Le plus important est peut-être le Darwin Tree of life, établi depuis plusieurs années sur les îles britanniques, qui vise à y séquencer toutes les espèces eucaryotes.
Ces projets ont pu naitre parce que nous avons aujourd’hui un niveau technologique qui permet de séquencer les génomes en atteignant un niveau de qualité dit « de référence » à des prix relativement raisonnables.
Nous entrons dans une ère où la biologie est plus que jamais une science des données. Notre idée avec Patrick Wincker, co-directeur d’ATLASea pour le CEA, était de contribuer le savoir-faire de la France dans ce domaine et profiter de cette dynamique mondiale aux sources de « la biologie du futur ». France 2030 et son appel à programmes de recherche ont constitué une opportunité unique de réaliser ces ambitions.
Que permet le séquençage de toutes ces espèces ?
H R.C : Séquencer les espèces vivantes aujourd’hui, c’est accéder à toutes les instructions génétiques qui permettent à ces espèces de fonctionner, de se développer et d’interagir avec leur environnement. C’est aussi accéder à toute l’histoire évolutive de ces espèces individuelles qui reflète leur adaptation, leur histoire démographique et qui nous permet de les replacer dans l’arbre du vivant, l’arbre généalogique des espèces vivantes. De nos jours, il est assez compliqué d’y placer les espèces au bon endroit. Le génome est l’outil par excellence qui permet de faire cela avec le plus de précision et de confiance possible.
Comment ces prélèvements et séquençages se déroulent concrètement ?
H R.C : ATLASea a été conçu comme une grande chaîne de production de données et de séquençage à travers trois modules, dits projets ciblés. Le premier, DIVE-Sea est piloté par le Muséum national d’Histoire naturelle et consiste à se rendre en mer, sur les littoraux ou dans les stations marines, y compris dans les territoires ultramarins, pour y prélever des échantillons. Notre stratégie est « opportuniste » : nous nous rendons dans un endroit pendant plusieurs jours, voire semaines, et prélevons le maximum de spécimens que nous rencontrons, généralement un par espèce. Nous nous appuyons sur des plongeurs, des équipements sous-marins sophistiqués, des bateaux de la flotte océanographique française opérée par l’Ifremer.
Le deuxième projet ciblé, SEQ-Sea est piloté par le Génoscope du CEA. Concrètement, les équipes reçoivent les échantillons, et procèdent à des vérifications pour s’assurer qu’il s’agit bien de l’espèce à laquelle nous avons assigné notre prélèvement.
Ensuite, l’ADN est extrait, découpé en petits fragments qui sont assemblés pour reconstituer informatiquement la séquence du génome. Au fil de l’eau, le Génoscope produit de la donnée et la verse dans des bases de données internationales.
Enfin, le troisième projet, BYTE-Sea, constitue l’infrastructure informatique du programme. Il permet de suivre la donnée depuis le moment où elle est échantillonnée et d’en conserver les informations (photographies, taxonomie, coordonnées GPS etc.).
BYTE-Sea déploie également les outils pour préserver et présenter ces données à la communauté.
En effet, les génomes des espèces n’ont pas d’intérêt isolément, il faut les comparer entre eux. Même deux espèces relativement éloignées ont des similarités dans leur génomes, car elles partagent des ancêtres communs dont elles ont hérité l’ADN.
Après deux années d’activité, nous disposons déjà de 1200 espèces dans les congélateurs pour 58 génomes séquencés. Nous passons maintenant à une phase de montée en puissance, pour atteindre l’objectif final, qui est de séquencer entièrement 4500 génomes d’espèces marines.
Pourquoi se concentrer sur le biotope marin en particulier ?
H R.C : ATLASea s’est focalisé sur la biodiversité marine tout d’abord car la France a investi depuis des décennies dans des infrastructures qui permettent d’accéder à l’environnement marin, très mal connu par ailleurs car difficile d’accès. Si l’on connait bien les littoraux, on connaît assez peu les écosystèmes des zones plus profondes faute de moyens d’observation fiable.
Ensuite, parce que comprendre la biodiversité marine revêt un enjeu énorme. La Terre est recouverte à 70 % d’océans, qui contribuent de manière significative aux grands équilibres naturels comme la séquestration du carbone ou la production d’oxygène. Les Océans nourrissent une grande partie des humains qui vivent sur terre. Pour ATLASea, nous nous sommes restreints à la zone économique exclusive française (ZEE), car il s’agit de la 2ème plus étendue au monde, juste après celle des États-Unis, grâce à nos territoires ultramarins. Elle couvre 4 des 5 océans de la planète, on a donc accès à une biodiversité extrêmement riche.
A deux ans du lancement, quels sont les terrains et expéditions déjà explorés ?
H R.C : Une demi-douzaine de missions en France métropolitaine, hexagonale et outremer ont été menées. Nous avons échantillonné des spécimens à Leucate, près de Narbonne et à la station marine de Dinard pendant deux semaines l’été dernier, en Guadeloupe, en Nouvelle-Calédonie et à Marseille début avril. Nous repartirons de nouveau en Nouvelle-Calédonie en septembre 2025 puis à la station marine de Roscoff en Bretagne en juin 2026.
Nous sommes également partis en expédition dans la Manche avec l’IFREMER, une autre est prévue dans le Golfe de Gascogne courant 2025. Ces deux années d’expéditions ont été porteuses d’enseignement et de développements de protocoles d’extraction d’ADN optimisés : les spécimens marins sont en effet en général compliqués à séquencer. Ce sont des spécimens riches en mucus ou polysaccharides et, pour extraire de l’ADN il faut avoir du tissu sur un spécimen plus grand qu’un demi-centimètre. Or l’essentiel de la biodiversité n’atteint pas cette taille : les petits annélides, mollusques, crustacés ne mesurent guère souvent plus de quelques millimètres…
Existe-t-il des enjeux réglementaires par rapport aux populations des lieux de prélèvement ?
H R.C : Prélever un spécimen dans l’environnement naturel vient avec des droits et des devoirs. Notamment celui de refléter la contribution des populations des nations chez qui les prélèvements sont effectués. Une réglementation régie par le protocole de Nagoya, ratifié par la France en 2016, en est vigueur. Elle demande que chaque prélèvement d’un spécimen de la biodiversité dans une zone économique exclusive (ZEE), donc sous une juridiction nationale, fasse l’objet d’une déclaration aux autorités du pays concerné. Même ATLASea procède à ces déclarations en ZEE française, au Ministère de la Transition écologique, de la Biodiversité, de la Forêt, de la Mer et de la Pêche. Mais au niveau international, l’enjeu est surtout sur les zones au-delà des juridictions nationales. Comment réglementer les prélèvements réalisés en haute mer, dans un espace qui n’appartient à personne en particulier, mais aussi à tout le monde ? C’est tout l’enjeu du traité BBNJ (Biodiversity Beyond National Juridiction) qui vise à conjuguer la liberté de la recherche scientifique marine avec un partage juste et équitable des avantages. La France est un pays moteur pour faire aboutir à ce traité. L’accord est ouvert à la signature des États depuis le 20 septembre 2023 et le restera pendant deux ans. Il entrera en vigueur 120 jours après sa ratification par un 60ème État. À ce jour, 112 pays ont signé le texte, et 20 l’ont ratifié.
Hugues Roest Crollius devant le poste de taxonomie des poissons lors d’une expédition à Dinard
En marge des missions au cœur du programme, allez-vous partager tous ces défis à travers des actions de formation, de dissémination ?
H R.C : Côté formation, une école d’hiver intitulée « De la mer à l’ordinateur » aura lieu en décembre 2025. 30 candidats seront invités à découvrir les rouages du prélèvement des échantillons, suivre la réglementation, les protocoles opératoires et standardisés sur le terrain, l’extraction d’ADN, le séquençage.
Une école d’été axée bio-informatique sur l’analyse et la comparaison des génomes aura lieu en septembre 2026. Nous développons aussi un module digital, exportable et intégrables dans des Diplômes Universitaires, par exemple des cursus de masters liés à la biologie marine.
En 2025, des appels à projet de consortiums visant à trouver des voies d’application des données récoltées par ATLASea seront lancés sur deux questions. La première sur la compréhension des voies métaboliques qui mènent à des molécules d’intérêt issues des écosystèmes marins. La deuxième question porte plutôt sur les écosystèmes et les espèces invasives importées par l’activité humaine. Comment une espèce devient et demeure envahissante ? Le génome s’avère un outil utile pour répondre à de nombreuses questions : y a-t-il des hybridations, de la compétition, de l’adaptation ? Est-ce que les espèces résidentes sont en danger ? Est-ce qu’au contraire elles se déplacent ?
Nous allons aussi travailler avec les pôles de compétitivité littoraux et leurs entreprises adhérentes spécialisées dans le travail maritime, l’industrie de la pêche aquacole et les entreprises qui utilisent la diversité marine. Nous réaliserons auprès d’elles un travail de médiation sur le génome, et mettrons à disposition nos outils. Nous leur demandons également quelles espèces ils auraient besoin qu’ATLASea séquence afin d’en obtenir l’information génomique. L’idée sous-jacente est que les entreprises pourraient exploiter la diversité des génomes marins pour découvrir des enzymes, des molécules possédant de nouvelles activités, ou encore optimiser la sélection des espèces d’élevage.
Comment définir simplement ces « voies métaboliques » d’intérêt propres à certaines espèces ?
H R.C : La voie métabolique est la manière dont une cellule, comme une algue, qui capture des nutriments dans l’environnement et de l’énergie de la lumière, va utiliser ces molécules basiques comme le carbone, l’azote pour fabriquer des molécules plus complexes avec des cycles et des liaisons complexes, des chaînes longues, etc.
Fabriquer cette molécule complexe à partir d’atomes simples, nécessite des enzymes à chaque étape. La voie métabolique, c’est cette succession d’enzymes qui vont faire la synthèse de la molécule complexe.
Ce sont donc des réactions chimiques qui ont lieu dans la cellule réalisées par des protéines, des enzymes codées dans le génome. Obtenir celui-ci nous donnerait accès aux composants de cette voie et cette chaîne de synthèse, pour pouvoir la répliquer, la comparer, l’optimiser, et l’utiliser dans des domaines spécifiques. Par exemple, pour dépolluer des environnements, on pourrait utiliser des algues qui sont destinées à différents types de polluants en fonction de ce qu’elles savent métaboliser.
Avez-vous un exemple d’applications potentielles de certaines voies de synthèses chimiques originales ?
H R.C : De nombreuses entreprises utilisent déjà des enzymes pour des applications en médecine, en agriculture, dans l’industrie cosmétique, des pigments, pour dégrader des polymères, en fabriquer.
Par exemple, certaines entreprises innovantes cultivent des algues dans de gros réacteurs à terre pour en extraire des pesticides naturels, comme des antifongiques, qui sont donc bio-sourcés. Mais cultiver ces algues ainsi est très consommateur en énergie. Pouvoir accéder à la molécule produite par ces algues, par la « voie métabolique », ferait gagner énormément de temps et permettrait des économies d’échelle importantes. Ensuite, par des approches comparatives et évolutives, les génomes d’algues proches peuvent révéler contenir des molécules aux spectres d’action complémentaires, ciblant d’autres pathogènes. Le génome ne fournit donc pas seulement une base pour établir la « recette » pour fabriquer des molécules, mais aussi des liens vers des voies de synthèse proches, elles-aussi avec un potentiel applicatif. Mais pour cela il faut disposer du génome, et c’est ce à quoi s’attelle ATLASea.
Vasum turbinellus
Pouvez-vous expliquer en quoi il est important de connaître des génomes de référence par espèce pour protéger la biodiversité ?
H R.C : Une espèce qui est fragile est une espèce au sein de laquelle il n’y a pas beaucoup de diversité entre les individus. Plus il y a de diversité, plus on peut espérer que certains individus vont pouvoir s’adapter parce qu’ils ont des variations qui leur donnent un avantage, comme mieux résister à la chaleur, à un prédateur ou un pathogène. En revanche, si les espèces comportent peu de diversité de l’ADN entre les individus, ceux-ci seront affectés massivement à un changement, car ils y seront similairement vulnérables. Il est donc possible d’estimer la résilience des espèces grâce au génome. Mais pour cela, il faut disposer d’un génome de référence et ensuite prélever différents individus dans la population pour observer comment ils varient entre eux par rapport à cette référence. ATLASea fournit ces génomes « référents » à des chercheurs qui s’intéressent, dans le cadre de la biosurveillance, à l’écologie d’une espèce pour en estimer par exemple les potentielles chances de résister aux aléas. Ainsi, ATLASea se positionne aux étapes primaires de la prévention et de la protection de la biodiversité grâce aux outils de base dont il dote les communautés scientifiques.
Evénements à venir
Du 3 au 6 juin, ATLASea participera au congrès scientifique international One Ocean Summit organisé par le CNRS et l’Ifremer, qui aura lieu en amont de la 3ème conférence des Nations Unies sur les océans (UNOC) et qui réunira 2 000 experts du monde entier.
Puis du 7 au 9 juin, à une grande activité de médiation grand public au « Festival Sciences-sur-Mer, un Océan de savoirs » à Villefranche-sur-Mer
En savoir plus :
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