Direction d’entreprise et genre : “Transformer les droits en pouvoir d’agir”

De l’étude sociologique des transformations managériales au sein des organisations à la question du rapport entre genre et direction d’entreprise, quelles ont été les grandes étapes de votre parcours ?

Valérie Boussard : Mes travaux de recherche ont d’abord porté sur les organisations, privées et publiques, et sur l’analyse des transformations des pratiques de management et de gestion. Rapidement, j’ai étudié plus spécifiquement la catégorie professionnelle des cadres, des cadres de proximité jusqu’aux cadres qui occupent des postes au sein des directions générales des entreprises, pour finir par me concentrer sur les cadres des directions chargées des finances et leurs interlocuteurs externes, banques et investisseurs.
Qu’elles portent sur l’ensemble des cadres ou qu’elles ciblent le secteur financier, ces analyses montrent que, même si la mixité au travail progresse, le monde des dirigeants économiques reste majoritairement masculin. Cette progression différente des hommes et des femmes dans la hiérarchie des entreprises illustre le phénomène de plafond de verre, l’existence d’une inégalité de fait malgré une égalité en droit. Un mécanisme de ségrégation sexuée, ou division sexuelle du travail apparaît également dans mes premiers travaux avec des types de tâches ou métiers fortement féminisés ou masculinisés.

La question du plafond de verre ayant déjà fait l’objet de nombreuses études, il m’a semblé intéressant d’essayer de comprendre non pas les processus qui empêchent les femmes d’accéder à des postes de direction, mais les mécanismes et les dynamiques qui s’opèrent lorsqu’elles occupent des positions de pouvoir au sein des entreprises.

Je suis alors repartie du secteur bancaire et financier, puis j’ai élargi mes recherches à d’autres secteurs économiques, dans le cadre d’une première enquête sur la direction d’entreprise et la valeur du genre, soutenue par la ComUE Paris Lumières.

Aujourd’hui, avec le projet DIRIVA, que je coordonne et qui est lancé cette année avec le soutien de l’ANR, notre ambition est d’aller encore plus loin dans la recherche et d’analyser sur une longue période, de la fin du XVIIe siècle à aujourd’hui, l’évolution de la place et du rôle des femmes dans les activités de direction d’entreprise, à partir de secteurs économiques actuellement féminisés. Il s’agit d’une étude pluridisciplinaire qui articulera sociologie économique, sociologie des élites, sociologie du travail, histoire des entreprises, histoire du droit et histoire du genre, pour contribuer de façon originale au renouveau de l’histoire de la présence des femmes dans les fonctions dirigeantes des entreprises et au réexamen des différences de genre dans le contrôle du capital.

Comment définissez-vous l’objet du projet DIRIVA et la notion de « valeur du genre » ?

V.B. : Mes travaux initiaux ont montré que diriger une entreprise suppose d’avoir la confiance de ses pairs et de ses partenaires. Grâce à cette confiance, le cadre dirigeant est suivi dans ses décisions et elle lui permet d’obtenir du crédit symbolique et financier auprès des banques et des entreprises qui lui confient des affaires ou des marchandises.

Une valeur est donc associée à un agent économique en position de direction et il est intéressant de se demander si cette valeur, qui donne la légitimité à diriger, est marquée par le genre. Le fait d’être une femme ou un homme dans une incarnation de genre particulière joue-t-il sur la confiance, le crédit ou la valeur ?

Dans le cadre du projet DIRIVA, trois hypothèses vont être explorées pour comprendre et caractériser les processus d’inclusion et d’exclusion des femmes du contrôle des affaires économiques.

La première hypothèse est de nature juridique : la valeur du genre est construite par le droit. En fonction des évolutions des droits civils et du droit des affaires, les femmes ont ou n’ont pas l’autorisation ou les moyens de diriger une entreprise.

La deuxième hypothèse est liée à la sphère personnelle : la valeur du genre est créée par les arrangements conjugaux et familiaux. L’époque, le rapport entre la morale et la raison des affaires ou la répartition du travail domestique peuvent laisser les femmes en position de diriger une entreprise ou au contraire les en éloigner.

Enfin, la troisième hypothèse est sectorielle : la valeur du genre est spécifique à chaque secteur professionnel, à chaque métier. Chaque activité est définie par des normes professionnelles et des représentations de ce qu’il convient de faire pour être considéré comme étant un « bon professionnel ». Quand on regarde ces normes professionnelles, notamment sous le prisme de la sociologie des professions, on s’aperçoit que, dans certains cas, elles sont genrées. Mes enquêtes sur le secteur des fusions-acquisitions ont, par exemple, montré que la perception des qualités et compétences d’un « bon dirigeant » valorisait un type de masculinité et invisibilisait les femmes.

Quels seront les principaux outils et sources utilisés pour analyser la valeur du genre du XVIIe au XXIe siècle ?

V.B. : La place des femmes dans les activités de direction se mesure d’abord quantitativement, à partir de la construction de bases de données sur les populations de dirigeants. Cela permet de repérer les femmes, d’analyser leur place, leurs responsabilités et leurs réseaux relationnels.

Tout l’enjeu de l’approche historique, en particulier avant le début du XXe siècle, sera d’utiliser des méthodes complémentaires pour réussir à rendre visibles les femmes dirigeantes, à une époque où les femmes mariées n’étaient pas autorisées légalement à diriger les entreprises. Cela ne signifie pas qu’elles n’ont pas occupé de positions de direction, mais implique qu’elles ne sont pas directement mentionnées dans les sources officielles. Pour construire les bases de données, il sera donc nécessaire d’utiliser d’autres méthodes pour identifier celles qui, malgré cette interdiction, dirigeaient des affaires (actes notariés, dossiers de faillite d’entreprises, lettres de change, etc.).

Il est essentiel de préciser que ces bases de données recenseront les femmes et les hommes dans des situations, secteurs et types d’entreprises similaires, car il est nécessaire de comparer la position des femmes à celle des hommes pour comprendre les inégalités sociales et économiques liées au genre.

Pour compléter la dimension quantitative et analyser la question de la valeur, nous nous appuierons sur l’étude de sources historiques plus qualitatives, par exemple des analyses de correspondances ou de biographies, auxquelles s’ajouteront pour l’époque contemporaine, la réalisation d’entretiens, l’analyse de parcours spécifiques, de productions médiatiques et de la littérature grise (publications produites par les entreprises).

Ces sources permettront, par exemple, de comprendre les raisons pour lesquelles, dans certains cas, des femmes sont devenues propriétaires d’une affaire à la mort de leur mari, mais sans pouvoir la diriger et devant alors faire appel à un associé. Alors que dans d’autres cas, elles ont pu obtenir la valeur et le crédit nécessaire pour être aux affaires.

Pour le terrain d’étude du projet DIRIVA, nous avons fait le choix d’observer des secteurs qui au XXIe siècle sont à la fois féminisés et dans lesquels on a vu apparaître des entreprises créées et dirigées par des femmes. Les secteurs de l’habillement et des cosmétiques seront ainsi analysés pour essayer de comprendre quelles sont les normes professionnelles du secteur et s’il existe une corrélation entre des métiers où les normes professionnelles sont plus féminines et la possibilité de créer une entreprise, d’avoir de la valeur en tant que femme pour la diriger.

Nous étudierons également le cas particulier de la finance responsable et durable. Un sous-secteur qui a vu l’émergence de figures dirigeantes féminines alors que les normes professionnelles valorisées pour les dirigeants du secteur financier sont plutôt masculines.

Il sera particulièrement intéressant de remonter le temps avec ces métiers et d’observer l’évolution de leurs taux de féminisation et de leur genre « symbolique ». Au XVIIe siècle, les cosmétiques et l’habillement étaient ainsi principalement tenus par des hommes. La main-d’œuvre et les corporations étaient masculines et les régimes de genre au sein du secteur se sont ensuite transformés. L’apparition d’une séparation, d’une division du travail en fonction des sexes, d’une hiérarchisation fera l’objet d’une analyse historique.

Dans la mesure où il s’agit d’un objet complexe à appréhender, sur une période longue, nous concentrerons nos recherches sur des zones géographiques en France où des bases de données existent déjà, pour les revisiter et les compléter. Des travaux sur les soieries lyonnaises, les dirigeants dans la région de Lille et des marchands parisiens ont déjà été identifiés.

Pouvez-vous d’ores et déjà nous donner quelques moments clés, repères historiques entre le XVIIe siècle et aujourd’hui ?

V.B. : Trois grandes périodes peuvent être délimitées. Chacune correspond à un contexte juridique spécifique.

Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, l’Ancien Régime se caractérise à la fois par le statut de mineure juridique octroyé aux femmes et par l’existence d’un droit coutumier et local qui peut au contraire leur accorder une plus grande marge de manœuvre.

Puis, du XIXe siècle au début du XXe siècle, le Code civil homogénéise l’incapacité juridique des femmes mariées. En parallèle, le droit des sociétés se formalise progressivement et la création des sociétés anonymes sépare les capitaux investis dans les affaires du patrimoine familial.

La période qui débute au milieu du XXe siècle est marquée par l’émancipation juridique et économique des femmes. La montée en puissance de l’entreprise bureaucratique, sur la base du statut des sociétés anonymes, donne lieu à la création de positions salariées pour les cadres et les dirigeants, ainsi qu’à une séparation entre actionnaires et dirigeants.

Enfin, au XXIe siècle, la loi Copé-Zimmerman (2011), relative à la représentation équilibrée des femmes et des hommes au sein des conseils d’administration et de surveillance, et la loi Rixain (2021), qui étend l’obligation de représentation équilibrée aux comités exécutifs des grandes entreprises, illustrent la mise en place d’un droit qui ouvre des places aux femmes.
Le projet DIRIVA permettra d’analyser et de préciser ces évolutions pour comprendre les spécificités de chaque étape et leur rôle dans les mécanismes d’inclusion ou d’exclusion des femmes.

Chaque année, le 8 mars, la journée internationale des droits des femmes est l’occasion de mesurer l’évolution de la situation des femmes dans le monde. De quelle manière pensez-vous que le projet DIRIVA apportera un éclairage nouveau sur la situation actuelle ?

V.B. : Si j’en crois les travaux déjà réalisés et publiés, la loi permet aux femmes d’occuper des positions dites de pouvoir, des positions labélisées comme dirigeantes. La progression est réelle. Les femmes sont désormais plus présentes et la parité est effective presque dans la totalité des conseils d’administration des grandes entreprises.

Pourtant, quand on analyse plus finement la situation, on s’aperçoit que ces positions dites de pouvoir ne permettent pas forcément aux femmes d’exercer le pouvoir, d’avoir le pouvoir d’agir. Par exemple, les femmes créent des entreprises, mais les fonds d’investissement financent très peu d’entreprises dirigées par des femmes. Ce constat particulièrement marquant sera d’ailleurs approfondi dans le volet du projet DIRIVA consacré au secteur financier. Ce défaut de crédit financier, lié à un défaut de crédit symbolique, nous ramène à la question centrale de la valeur du genre.

Le projet DIRIVA permettra donc de mieux comprendre les raisons qui se cachent derrière ces paradoxes. Ses résultats apporteront des éclairages nouveaux sur la situation actuelle et pourront être utilisés pour identifier des leviers de transformation pour les entreprises et pour la société.

Ils seront valorisés auprès des institutions publiques (Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes, DILCRAH) et privées (réseaux de femmes dirigeantes, organisations professionnelles) afin de faire dialoguer perspectives académiques et perspectives pratiques.

Ces dialogues, échanges, formations seront essentiels pour que le droit devienne pouvoir, capacité à agir, à orienter et à participer aux décisions.

 

Illustration : source gallica.bnf.fr / BnF : Marie-Claire, 1er février 1943 (Mme Kempf Berthelot, directrice des usines de confection en gros Kempf Berthelot, Mme Lafaye, directrice de la confection pour dames du printemps), La Dépêche de Brest : journal politique et maritime, 5 novembre 1934 (Mme Foinant, dirigeante des établissements Savarin et Foinant, fondatrice de l’association Femmes chefs d’entreprise)