Séisme d’Amorgos, 1956 : faire parler les failles
Le 9 juillet 1956, vers 6h du matin, un tremblement de terre de magnitude 7.6 frappe la région des Cyclades, au large de la Grèce. Suivi quelques minutes plus tard, d’une réplique à peine moins énergique. Les dégâts matériels sont considérables ; 54 personnes perdront la vie. Ces secousses déclenchent aussitôt un tsunami dont les vagues atteindront jusqu’à 20 mètres à certains endroits. Dans le port de Katapola, un vieux pêcheur – croisé par les scientifiques lors d’une de leur campagne océanographique -, se souvient encore de la mer se retirant juste avant le déferlement de ces vagues sur les côtes de l’archipel. D’autres – la mémoire collective pouvant s’altérer avec le temps – évoquent des vagues de 30 mètres là où les archives indiquent plutôt 2 ou 3 mètres. Depuis près de 70 ans, les scientifiques s’attachent à résoudre le mystère qui entoure encore les origines de ces deux événements. « À l’époque, il n’y avait pas de données en mer et les données sismologiques étaient encore rares. » explique Frédérique Leclerc. Pour le tsunami, seuls demeurent quelques témoignages, quelques dépôts et des écrits.
Traquer l’épicentre du séisme de 1956
Durant plusieurs décennies explique la chercheuse, différents scénarios se sont construits autour de l’épicentre du séisme. Certains l’estiment d’abord à 45 kilomètres – dans le manteau terrestre ; d’autres à 25 kilomètres de profondeur – dans la croûte terrestre. « Et cela change tout. Un séisme déforme soudainement la surface de la Terre et ces déformations se propagent dans toute la colonne d’eau, entrainant un tsunami. Mais à 45 kilomètres de profondeur, la rupture n’est pas suffisamment forte pour générer des déformations importantes et des vagues de 10 à 20 mètres ». La puissance d’un séisme étant corrélée à la longueur de la faille qui casse, lesquelles (ou laquelle) des failles normales1 entourant l’île d’Amorgos ont rompues ? Ont-elles glissé sur toute leur longueur ? Puisqu’un séisme provoque des ondes sismologiques qui peuvent déstabiliser les pentes et générer des glissements de terrain sous-marins chassant rapidement la colonne d’eau au-dessus, le tsunami de 1956 résulte-t-il d’une combinaison de ces deux aléas ?
En 2015, c’est un tournant. Une campagne en mer dirigée par Emilie Hooft (Université d’Oregon) et Paraskevi Nomikou (Université d’Athènes – NKUA) entreprend de cartographier les fonds marins autour de la région Santorin–Amorgos, révélant de nombreuses failles normales sous-marines – la croûte de la mer Égée étant en extension nord-ouest – sud-est. L’analyse bathymétrique et sismique permet alors d’avancer que le séisme d’Amorgos a pu se produire sur ces failles, en accord avec un épicentre crustale, à 25 km de profondeur. Trois failles normales actives, longues – et donc suffisamment grandes pour générer un séisme de magnitude 7.6 – ont été identifiées comme sources probables de celui-ci. Pour mieux comprendre et cartographier ces structures, Frédérique Leclerc a mené plusieurs campagnes en mer, utilisant des instruments à haute résolution pour imager et mesurer précisément les failles sous-marines candidates.
Cartographier le réseau de failles d’Amorgos – et identifier la responsable
Le projet Amorgos s’appuie sur une méthodologie développée lors d’un projet précédent (ANR SERSURF, 2017–2021) qui avait permis de retrouver des traces de séismes au fond de la mer à l’aide de sous-marins autonomes. « Nous avons pu mettre en évidence que le fond de la mer était capable de préserver la trace de la rupture sismique. » précise la chercheuse. Au large d’Amorgos, trois campagnes en mer ont été menées en 2022, 2023 et en avril 2025 – à bord de l’Europe, navire de la flotte océanographique française -, pour y sonder l’ensemble du système de failles. Lancé en 2025, le projet ANR Amorgos poursuit cette démarche en tentant de localiser les ruptures passées en mer pour mieux comprendre les failles actives dans la région.
Pour ce faire, les chercheurs se sont appuyés sur de « gros poissons » : Idef et Aster, des sous-marins de type AUV (Autonomous Underwater Vehicle), pour cartographier le fond marin avec une résolution métrique ; et le ROV Ariane (Remotely Operated Vehicle), équipé de caméras, pour observer visuellement les failles. « En 2023, nous avons pu observer le long de la faille d’Amorgos le marqueur d’une rupture sismique » se réjouie Frédérique Leclerc. Autrement dit, près de 70 ans après l’événement, la trace du séisme de 1956, une bande de sédiments décalée de 9 mètres, a été retrouvée intacte à plusieurs endroits. La responsable serait donc la faille d’Amorgos. Ce glissement vertical de plus de 9 mètres de la faille sous-marine, est-il pour autant suffisant pour expliquer les très hautes vagues observées en 1956 ? C’est la nouvelle hypothèse de travail qui sera analysée au cours de cette ANR, grâce à une modélisation du tsunami, entreprise au cours d’une thèse en co-direction avec le CEA. « Si ces questions ne sont pas encore tout à fait tranchées, nous connaissons désormais bien mieux les failles de la région » souligne la chercheuse. Pour elle, ces données sont aussi essentielles pour mieux définir et modéliser les aléas sismiques et tsunamiques en Méditerranée. « Entre la houle et les nuits agitées, les campagnes en mer sont éprouvantes physiquement, mais humainement et scientifiquement très riches : nous explorons des zones encore jamais cartographiées à cette résolution ». La dernière campagne, qui s’est déroulée du 11 au 17 avril 2025, visait aussi à imager d’éventuelles sorties de fluides le long des failles, et enrichir les données acquises précédemment.
Sensibiliser aux aléas sismiques et tsunamiques
Et si la mémoire collective autour du séisme de 1956 a été, au fil du temps, partiellement altérée, il est aussi important pour la chercheuse de rétablir les faits. « L’un des objectifs concrets du projet ANR Amorgos serait donc de créer une exposition, en collaboration avec les municipalités locales et surtout avec les scolaires, afin de présenter nos découvertes et de clarifier l’histoire de cet événement » note Frédérique Leclerc. L’idée, explique-t-elle, est que les élèves s’approprient ce savoir, pour qu’une transmission intergénérationnelle s’opère, fondée sur des données scientifiques actualisées. Ce volet du projet devrait voir le jour grâce à l’appui de ses collègues grecques, la géophysicienne Paraskevi Nomikou et la sismologue Vassiliki Kouskouna, très investies dans la médiation scientifique.
Pour aller encore plus loin, définitivement pluridisciplinaire et collectif, le projet Amorgos combine ainsi l’analyse d’archives écrites (historiques et religieuses, notamment celles du monastère de la Chozoviótissa, fondé en 1088), d’archives du bâti (étudier les réparations ou reconstructions pour retrouver des indices d’anciens séismes) et d’archives géologiques (analyser les sédiments et les traces dans les roches pour identifier les marques laissées par d’anciens tsunamis ou séismes). « Aujourd’hui, on ne connaît dans la région quasiment aucun séisme antérieur à celui de 1956 à Amorgos — mais cela pourrait être dû au fait que les archives n’ont jamais été pleinement exploitées. » souligne Frédérique Leclerc. Ces trois types d’archives couvrent des échelles de temps différentes : les écrits permettent de remonter à quelques siècles, les bâtiments à plusieurs centaines d’années, et les archives géologiques encore plus loin dans le passé. Et permettront sans doute de répondre à cette plus large question : quel est le temps de récurrence des grands séismes et tsunamis dans la région ?
En savoir plus
1 Une faille normale est un plan incliné (le plus souvent d’environ 60°) séparant deux compartiments rocheux qui glissent de part et d’autre, à cause d’un étirement de la croûte terrestre.