A Nice, l’ANR dresse son bilan de vingt ans de recherche pour l’océan

Le 4 juin, lors d’un Town hall de l’OOSC dédiée au financement de la recherche comme outil d’accélération de la mise en œuvre de la Décennie des Nations Unies pour les sciences océaniques au service du développement durable (2021–2030), l’ANR a présenté son 20e Cahier consacré à 20 ans de recherche sur l’océan. Comment ce Cahier a-t-il été reçu ?

Anne-Hélène Prieur-Richard : Notre ambition, à travers ce 20e Cahier, était de mettre en lumière deux décennies de soutien à la recherche sur l’océan en insistant sur la richesse, mais aussi la complémentarité des instruments de financement de l’ANR. En 20 ans, nous avons soutenu près de 1 100 projets liés à l’océan, couvrant des thématiques très diverses, allant de la biodiversité marine aux effets du changement climatique, en passant par les pollutions ou les dynamiques socio-écologiques. Ce Cahier est aussi une première dans la mesure où il propose une véritable analyse d’impact de nos financements, non seulement en termes de production scientifique, mais aussi d’innovation et d’impact sur les politiques publiques. Il ressort, par exemple, que 36 % des publications issues de projets financés par l’ANR ont été reprises dans des documents de soutien aux politiques publiques internationaux ou nationaux, en France ou dans d’autres pays du monde. C’est un indicateur fort de leur utilité pour éclairer les décisions. Ce document a d’ailleurs été très bien accueilli à l’OOSC, notamment parce qu’il donne une vision globale et cohérente des communautés de recherche impliquées dans ce domaine. Il montre le dynamisme de la recherche française dans ce domaine large de recherche non seulement au niveau national mais également international. A titre d’exemple, aujourd’hui près d’un quart des projets financés par l’ANR sont des collaborations internationales.

Quel était l’objectif de ce Town hall ?

A-H. P-R. : Le Town hall organisé lors de l’OOSC avait pour but de montrer d’une part les synergies existantes entre des financements de la recherche à différents niveaux, et d’autre part l’importance et la valeur ajoutée de mesurer l’impact de ces financements, à l’image du Cahier Océan. Cette session s’est tenue, avec Claire Giry, Présidente-directrice générale de l’ANR, et Maurice Héral, responsable scientifique océan à l’ANR, aux côtés de Margherita Cappelletto, du ministère italien des universités et de la Recherche et coordinatrice du Sustainable Blue Economy Partnership (SBEP), d’Elisabetta Balzi de la Commission Européenne, de Jyotika Virmani, directrice exécutive de l’Institut Schmidt de l’océan (Etats-Unis), de Deborah Prado, chercheuse à l’Université fédérale de São Paulo, et d’Alison Clausen, coordinatrice adjointe de la Décennie de l’Océan (IOC / Unesco). Ces échanges ont mis en évidence les besoins de collaboration à la fois au niveau européen, à l’image du Sustainable Blue Economy Partnership (SBEP) et de la Mission “Régénérer notre océan et nos eaux”, et international, comme le Belmont Forum, afin de comprendre et proposer des options de gestions des écosystèmes marins nécessitant à la fois des projets de recherche locaux et globaux. L’ensemble de cette recherche et collaboration entre partenaires académiques et également avec des partenaires non-académiques permettent de répondre aux lacunes de recherche identifiées par la Décennie de l’Océan.

Justement, l’ANR est engagée dans plusieurs initiatives européennes et internationales, comme le Belmont Forum dont vous assurez la co-présidence. L’appel à projets “OCEAN 2 : Vers l’océan que nous voulons : biodiversité et durabilité des écosystèmes pour la nature et le bien-être humain”, qui a été annoncé lors du forum de la Décade pour les sciences océaniques à l’UNOC-3, insiste sur la co-construction et une approche transdisciplinaire. Pourquoi la coopération transnationale est-elle fondamentale ?

A-H. P-R. : Les défis auxquels l’océan fait face — qu’ils soient climatiques, écologiques ou sociétaux — dépassent largement les frontières nationales. La coopération transnationale permet de mutualiser les expertises, de comparer des situations dans des contextes géographiques variés, et donc de produire des connaissances plus robustes et des options d’opérationnalisation. C’est tout l’enjeu du Belmont Forum, un partenariat international que je co-préside pour l’ANR et qui réunit 32 agences de financement. Ensemble, nous avons lancé plusieurs appels à projets, dont “OCEAN 2 – Vers l’océan que nous voulons”, annoncé pendant l’UNOC-3. Ce nouvel appel vise à financer des projets transdisciplinaires associant scientifiques, décideurs, acteurs de terrain, ONG… afin de co-construire des connaissances et des solutions pour la gestion et la durabilité de la biodiversité marine.

Dans le cadre du précédent appel, OCEAN 1, je pense par exemple au projet COAST, qui s’intéresse à l’impact combiné du changement climatique et de l’urbanisation sur des zones côtières sensibles comme la mer Noire, la mer Rouge, les estuaires du Paraguay et de l’Uruguay ou encore la mer de Kara. L’idée est de comprendre comment ces zones vont devoir s’adapter à l’élévation du niveau de la mer et à la pression croissante des activités humaines. Ce type de recherche n’a de sens que dans une dynamique de coopération internationale, car les contextes sont différents, mais les enjeux souvent comparables. Cela permet d’identifier à la fois les solutions généralisables et celles qui doivent être adaptées localement.

A l’issu de l’OOSC, des recommandations scientifiques ont été formulés sur des enjeux prioritaires comme la lutte contre la pollution plastique, la restauration des écosystèmes marins ou la règlementation de la pêche illégale. Quels messages retenez-vous de cet événement ?

A-H. P-R. : Ce qui me paraît fondamental, c’est que pour la première fois dans l’histoire des conférences des Nations unies sur l’océan, un congrès scientifique a été organisé en amont – par le CNRS, l’Ifremer, et avec le soutien de l’ANR. Cela traduit une reconnaissance accrue du rôle que joue la science pour éclairer les décisions politiques, en particulier dans le cadre de l’UNOC-3. Les dix recommandations issues de l’OOSC sont le fruit d’un an de travail coordonné par un comité scientifique international. Elles visent directement les grands enjeux environnementaux : protéger et restaurer les écosystèmes marins, stopper l’exploitation destructrice des grands fonds, éliminer la pollution plastique ou encore renforcer les connaissances transdisciplinaires pour appuyer les politiques publiques. Des projets de recherche financés par l’ANR abordent déjà certains de ces défis, comme les effets de l’acidification de l’océan sur les espèces calcifiantes (coraux, mollusques…), ou les leviers d’une pêche durable pour construire des systèmes alimentaires sûrs et équitables. Le congrès a également mis en avant trois mesures urgentes : protéger 30 % de l’océan, soutenir une économie bleue régénérative, et sortir progressivement des énergies fossiles. C’est un message fort et clair : il faut agir, et vite, en s’appuyant sur la science.

L’ANR a aussi profité de cette séquence pour annoncer un nouvel appel dans le cadre du Partenariat pour une économie bleue durable. De quoi s’agit-il exactement ?

A-H. P-R. : Cet appel s’inscrit dans le cadre du Sustainable Blue Economy Partnership (SBEP), un partenariat du programme Horizon Europe qui rassemble 36 organisations de financement, dont l’ANR. L’objectif est ambitieux : accompagner la transition vers une économie bleue qui soit à la fois durable, productive, compétitive et compatible avec la neutralité carbone à l’horizon 2030, tout en préservant un océan en bonne santé à l’horizon 2050. Concrètement, cela signifie soutenir des projets qui explorent, par exemple, les synergies possibles entre les usages : comment combiner des éoliennes offshore avec des activités d’aquaculture ou des actions de restauration écologique ? Comment rendre la pêche plus durable grâce à des engins plus sélectifs ou au recyclage des produits de la mer ? Le partenariat agit aussi comme un levier pour renforcer la participation des équipes françaises aux projets européens, en lien avec les priorités du Green Deal, et pour faire entendre les besoins et les priorités de la recherche nationale au niveau européen. 

Un autre sujet important abordé lors de l’UNOC-3 a été celui des sargasses, notamment dans le cadre du Forum des îles. Comment l’ANR s’est-elle saisie de cette problématique ?

A-H. P-R. : Les échouements massifs de sargasses constituent un défi écologique, sanitaire et économique majeur pour les territoires caribéens. L’ANR a été proactive dès 2019 en lançant, avec plusieurs partenaires (ADEME, collectivités d’Outre-mer, agences brésiliennes…), un premier appel à projets SARGASSUM. Celui-ci visait à mieux caractériser les espèces de sargasses, développer des outils de prévision des échouements, étudier leurs impacts et imaginer des modes de valorisation. Ce premier appel a permis de financer 12 projets, avec des avancées importantes. On a notamment pu identifier une cause majeure sur l’origine de la prolifération : un événement climatique exceptionnel en 2010 (oscillation nord-atlantique + vents d’ouest) aurait modifié leur trajectoire, les poussant vers des zones plus favorables à leur croissance. Un deuxième appel, lancé en 2021 avec la coopération du Brésil et des Pays-Bas, vise à approfondir les connaissances sur la biologie des sargasses et mieux comprendre les variations saisonnières ou interannuelles de ces échouements. Il intègre aussi une collaboration active avec la NOAA, aux États-Unis. Aujourd’hui, un troisième appel en collaboration avec l’ADEME vient d’être lancé, davantage axé sur la valorisation et la santé humaine, toujours dans un esprit collaboratif et interdisciplinaire pour répondre à cette crise qui ne connaît pas de frontières.

Enfin, le Pacte européen pour l’océan a été officiellement lancé à Nice. Quel rôle pourrait y jouer l’ANR ?

A-H. P-R. : Le Pacte européen pour l’océan est une initiative structurante, dans laquelle la France joue un rôle important. Il prévoit notamment le développement d’un jumeau numérique européen de l’océan d’ici 2030, dont une première démonstration a été présentée le 9 juin. Ce jumeau, coordonné par Mercator Ocean International (désormais organisation intergouvernementale), vise à intégrer données physiques, biologiques, chimiques et socio-économiques pour modéliser l’océan de façon dynamique. L’objectif est de simuler différents futurs possibles et d’orienter les décisions publiques grâce à une meilleure connaissance de l’océan.

Autre composante du Pacte : la Mission Neptune, confiée à l’Ifremer, qui vise à explorer l’océan profond, ou encore le lancement d’un réseau d’ambassadeurs et ambassadrices de l’Océan pour sensibiliser les plus jeunes. L’ANR n’est pas directement impliquée dans la gouvernance du Pacte, mais elle y contribue naturellement à travers le soutien aux recherches marines. Et j’insiste sur un point : l’observation à long terme est un pilier incontournable pour mieux comprendre et protéger l’océan mais également pour permettre aux sociétés de s’adapter aux changements environnementaux. Et à l’heure où certains pays se désengagent, il est essentiel de garantir le maintien des systèmes d’observation à long terme au niveau européen et, ainsi, une souveraineté sur les données.

En savoir plus

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Vivre avec les sargasses 

Les 10 recommandations de l’OOSC | cnrs.fr

20 ans et mille projets sur les mers  

Le Cahier Océan