Analyse, bilan et impact de 20 ans de soutien à la recherche océanique

L’ANR publie à l’occasion de l’UNOC et de l’OSCC son 20e Cahier consacré à l’océan, faisant le bilan de 20 ans de soutien à la recherche marine et maritime. Ce Cahier sera présenté lors du One Ocean Science Congress (OOSC) qui précèdera l’UNOC-3. Quels en sont les principaux enseignements ?

Maurice Héral : Pour ce travail de synthèse scientifique, à la fois catalyseur de connaissances mais aussi outil d’aide à la décision, l’ANR s’est appuyée sur une quarantaine d’experts du domaine. Au total, 1 091 projets ont été soutenus par l’ANR depuis 2005 à travers son Plan d’action et le plan France 2030 pour un investissement total de 795 millions d’euros. France 2030 a notamment lancé des appels spécifiques comme le PER Océan et Climat et comme les trois PEPR – le programme de recherche ATLASea qui explore, de la mer à l’ordinateur, les génomes marins ; le PEPR Bridges sur les socio-écosystèmes de la pêche dans l’océan indien ; et le PEPR Grands fonds marins. Ces projets ont généré près de 12 500 publications scientifiques, dont une part substantielle a contribué aux politiques publiques françaises et internationales. En parallèle, 29 brevets ont été déposés et plus de 100 projets ont donné lieu à des processus de valorisation industrielle. En termes de ressources humaines, ces projets ont permis de créer 547 postes de recherche.

Anne-Hélène Prieur-Richard : Sur des thématiques allant des polluants marins aux récifs coralliens, de la géodynamique des grands fonds à la pêche durable, en passant par l’énergie marine, les technologies d’observation, la biogéochimie, ou encore les impacts du changement climatique sur les écosystèmes marins, le Cahier Océan met également en avant le rôle moteur joué par la recherche française dans les grandes infrastructures collaboratives européennes (Copernicus, EuroArgo, JPI Oceans, SBEP) et internationales, comme le Belmont Forum, partenariat international entre des organismes de financement de la recherche dont fait partie l’ANR et dont j’assure la co-présidence pour la France : sur la période 2005-2014 les projets internationaux représentaient 7 % des projets financés ; nous sommes désormais à 24 %. Tous ces résultats seront effectivement discutés lors de l’OOSC, le 4 juin à Nice, lors d’un « Town Hall », une session qui mettra en lumière les politiques de financement public comme outils de transformation des sciences marines et de mise en œuvre de la Décennie des Nations Unies pour l’Océan.

Justement, le fil rouge de ce Cahier est la mesure et l’analyse, pour la première fois, de l’impact de des recherches soutenues par l’ANR sur la société, sur la recherche scientifique française, et sur les décisions politiques nationales comme internationales. Quelles ont été les méthodes utilisées pour ce faire ?

M. H. : S’agissant du dernier point, nous nous sommes appuyés sur Overton, une base de données bibliométriques rassemblant plus de 18 millions de documents, pour suivre l’utilisation des publications scientifiques dans les documents de politiques publiques. Nous avons constaté que 36 % des publications financées par l’ANR ont été utilisées par des instances internationales, ce qui montre leur influence sur les décisions politiques. Nous avons ainsi observé que les projets financés par l’ANR ont contribué à la mise en place de politiques publiques pour la protection des océans à l’image du code minier ISA par exemple, ou le traité BBNJ déjà cité.

Les publications scientifiques issues de projets ANR sont largement citées et utilisées par des instances internationales comme le GIEC, ce qui montre leur impact sur les politiques publiques. De plus, les recherches financées par l’ANR ont débouché sur la création de brevets, à l’image des projets ALGOMICS et SHAMASH qui portent sur la production de phytoplancton pour produire des biocarburants ; Oceanomics, qui exploite les données de TARA sur la boucle microbienne, et le LabEx Corail contribuent aussi fortement à ces argumentaires de brevets alors qu’ils ont développé des recherches sur la compréhension et le fonctionnement des écosystèmes marins. A noter aussi, le projet Blue Energy, sur l’énergie produite par les échanges osmotiques qui a permis la création de la startup Sweet Energy qui, avec l’obtention d’un contrat de Conseil européen de l’Innovation, l’EIC, vient d’installer sa première centrale sur le Rhône. Enfin, parce que les poissons, et plus largement la biodiversité marine, n’ont pas les mêmes frontières que nous, la recherche scientifique est essentielle pour comprendre les impacts des activités humaines sur les océans. Par exemple, les études sur les contaminants et les plastiques ont permis de mieux comprendre leurs effets sur les écosystèmes marins et la santé humaine.

Des synthèses scientifiques, rédigées par des experts dans leur domaine, viennent aussi compléter ce Cahier.

M. H. : Oui, nous nous sommes appuyés sur l’expertise de chercheuses et des chercheurs afin de faire un état des lieux des connaissances sur les thématiques citées plus haut – ndlr, des polluants marins aux récifs coralliens, de la géodynamique des grands fonds à la pêche durable, en passant par l’énergie marine, les technologies d’observation, la biogéochimie, ou encore les impacts du changement climatique sur les écosystèmes marins. Ces synthèses mettent en avant l’apport, la contribution de la recherche soutenue par l’ANR à la communauté scientifique, à travers certains projets et programmes phares, et les perspectives de recherche issues des projets (co)financés par l’ANR – autrement dit, les pistes de recherche qu’il faudrait encore affiner, ce qu’il nous reste à découvrir. L’ensemble des projets propres à chaque thématique peut être consulté sur data anr, la plateforme interactive dédiée au partage des données ouvertes de l’ANR.

Pour son rôle dans la régulation du climat, la biodiversité qu’il abrite et les services multiples et vitaux qu’il rend aux sociétés humaines, le maintien en bonne santé de l’océan est un enjeu crucial. Quels sont les défis majeurs auxquels il est aujourd’hui confronté ?

M. H. : Il y a la lutte contre la pollution par les plastiques et les contaminants, la surexploitation des ressources halieutiques, et la nécessité de protéger les écosystèmes marins. Un autre défi majeur est de concilier le développement économique avec la protection de l’environnement. Les aires marines protégées, par exemple, doivent être gérées de manière à permettre une exploitation durable des ressources tout en protégeant la biodiversité. Les effets combinés du changement climatique et des activités humaines mettent aussi en péril la machine océanique, faisant peser de nouvelles menaces pour le vivant, comme l’acidification des océans et l’élévation du niveau de la mer.

« Accélérer l’action et mobiliser tous les acteurs pour conserver et utiliser durablement l’océan » est le thème principal de l’UNOC-3. Quelles sont les enjeux de ces conférences internationales et quelles ont été les avancées majeures depuis la toute première, en 2017, à New York ?

M. H. : Les conférences sur les océans, convoquées depuis 2017 tous les trois ans, rassemblent la communauté internationale autour de la mise en œuvre – et les progrès accomplis – de l’Objectif de Développement Durable 14. L’ODD 14 ou « Vie aquatique » vise la conservation et l’utilisation durable des océans, des mers et des ressources maritimes pour le développement durable. L’ambition commune de ces conférences est de promouvoir un océan en bonne santé face aux menaces qui pèsent sur lui. La première UNOC, en 2017 à New York, avait souligné l’urgence de lutter contre la pollution marine, le réchauffement climatique et la surpêche, ainsi que d’améliorer la gestion des aires marines protégées. Dans cette lignée, en 2021, les Nations Unies proclamaient une Décennie pour les sciences océaniques au service du développement durable (2021-2030) mettant l’accent sur l’investissement dans la recherche sur les océans, et la mise à l’agenda scientifique et politique de la question de la biodiversité marine, notamment celle des eaux internationales. La deuxième UNOC, précédée par le One Ocean Summit qui s’est tenu à Brest en France, appelait à accélérer l’action et à une utilisation plus durable des ressources.

Toutefois, ces appels à actions restent non contraignants ?

M. H. : C’est vrai. Mais l’ONU reste prescriptrice de recommandations, car il existe un vide juridique et une absence de régulation autour des eaux internationales. Les conférences peuvent permettre de parvenir à des plans de gestion, par exemple en protégeant totalement la biodiversité dans certaines zones et en autorisant certaines activités de pêche dans d’autres. La Déclaration de Lisbonne, adoptée à la fin de l’UNOC-2, en 2022, engageait les États signataires à agir pour améliorer la gestion, la protection et la restauration des écosystèmes marins et de la biodiversité, tant dans leurs zones économiques exclusives qu’en haute mer, dans le cadre du futur traité BBNJ (Biodiversité au-delà de la Juridiction Nationale), sur la conservation et l’utilisation durable de la biodiversité marine des zones ne relevant pas de la juridiction nationale.

Aujourd’hui signé par une centaine d’États, son entrée en vigueur pourrait être actée à l’issue de l’UNOC-3. Bien que l’ONU ne soit pas compétente sur les eaux territoriales et les zones économiques exclusives (ZEE), elle peut ainsi encourager des accords internationaux et des plans de gestion sur des sujets tels que les pêcheries illégales, les nodules polymétalliques et l’exploitation minière en général. Des enjeux stratégiques comme en témoigne, le 24 avril dernier, un décret signé par l’administration Trump destiné à ouvrir l’extraction à grande échelle de minerais dans les grands fonds océaniques, y compris en eaux internationales. L’objectif de l’UNOC-3 est ainsi d’avancer sur un certain nombre de points, trois principalement : la protection de la haute mer avec un moratoire sur l’exploitation profonde des minerais ; la signature du traité BBNJ ; et le soutien aux petites pêcheries artisanales avec un accès privilégié aux zones de pêches, un thème poussé par les pays du Sud notamment.

À cinq ans de 2030, la date butoir inscrite au calendrier international des ODD, la question se pose : pourrons-nous tenir les objectifs fixés par l’ODD 14 ?

M. H. : 2030 est une cible, liée à l’ensemble de l’économie bleue – un enjeu majeur – plus responsable, plus durable ; liée aussi à d’autres ODD, autour du climat, etc. Les uns ne peuvent pas être atteints sans avancer sur les autres. J’espère que nous parviendrons à trouver un équilibre entre l’exploitation des ressources marines et la protection des écosystèmes. Par ailleurs, au niveau européen, l’ANR contribue aussi à l’effort de recherche dans le cadre de la Décennie de l’Océan des Nations Unies à travers sa participation au partenariat « Sustainable Blue Economy Partnership » (SBEP), qui regroupe 74 partenaires de 30 pays et la Commission européenne pour fédérer les politiques nationales de recherche sur les activités marines et maritimes afin de contribuer à la décarbonation de l’économie bleue.

A-H. P-R. : Et sur le plan mondial, la majorité des collaborations multilatérales sont réalisées grâce au Belmont Forum. À l’initiative de la France, le Belmont Forum lancera le 11 juin 2025 un nouvel appel à projets dans le domaine des sciences océaniques, labellisé dans le cadre de la Décennie des Nations Unies.  Intitulé « OCEAN 2 : Towards the Ocean We Want : Biodiversity and Ecosystem Sustainability for Nature and Human Well-being », il vise à coordonner des actions et des projets par une approche transdisciplinaire, en encourageant les solutions innovantes pour relever les défis environnementaux mondiaux liés à l’océan et à sa biodiversité, des gènes aux écosystèmes.

Il est crucial de continuer à financer la recherche académique libre pour établir des résultats scientifiques solides qui pourront guider les politiques publiques. Nous devons également renforcer la coopération internationale et intégrer les sciences sociales pour une approche plus holistique de la gestion des océans afin d’espérer atteindre ces objectifs et protéger durablement l’océan pour les générations futures. L’ANR continuera à financer des projets de recherche sur les océans, en mettant l’accent sur des domaines clés comme la biodiversité marine, les contaminants et les impacts du changement climatique. Nous espérons également renforcer les partenariats avec d’autres agences de financement et institutions internationales pour amplifier l’impact de nos recherches.