Prédire la biodiversité des poissons récifaux grâce à l’intelligence artificielle : le projet ANR FISH-PREDICT

Entretien avec David Mouillot, Professeur à l’Université de Montpellier au sein de l’UMR MARBEC et coordinateur du projet, à l’occasion des premières campagnes de terrain menées en Méditerranée.

Qu’observez-vous lors de votre présence en mer Méditerranée ?

David Mouillot : À travers ces campagnes, nous souhaitons obtenir des données standardisées sur la présence de bateaux en mer afin de pouvoir estimer l’influence de cette variable sur la biodiversité des poissons récifaux. On distingue de manière générale 3 types de facteurs de pression : l’environnement (la température, l’oxygène, la chlorophylle, … soit les variables physico-chimique de l’eau), l’habitat (la profondeur, le type de substrat, …) et l’homme (la présence de bateaux, la densité humaine sur le littoral, la distance au port et aux stations d’épuration, etc.). Or, la présence de bateaux est difficile à estimer car elle varie fortement dans l’espace et le temps alors qu’elle est liée à de nombreuses pressions (pêche, ancrage, pollution sonore).

Afin d’obtenir des données de fréquentation géolocalisées, nous nous appuyons sur les photos prises en continu tous les 3 jours depuis 2014 par le satellite radar Sentinelle-2 de l’Agence Spatiale Européenne (ESA). Sur ces photos, chaque bateau est représenté par un point blanc sur une vaste étendue noire, toutefois il n’est pas possible de distinguer leur type : bateau de pêche, de transport maritime, zodiac de plongeur, voilier ou yacht par exemple. Ainsi, nous vérifions lors de campagnes de terrain le nombre de bateaux présents, leur longueur et leur type d’activité, dans la zone concernée et au moment exact où la photo radar est prise par le satellite, afin d’annoter les photos. Au total, nous envisageons dix sorties d’une heure environ entre juillet et août 2022.

Ces images annotées nous permettront de tester des algorithmes d’intelligence artificielle déjà entrainés, afin de classer les points blancs des images radar en différentes catégories de bateaux et de mieux interpréter les photos précédentes et futures de l’ESA. Ces vérifications terrains sont essentielles pour diminuer les faux positifs ou négatifs du modèle d’IA lors de l’analyse d’images radar. De plus, la saison juillet-août est idéale car la densité de bateaux en Méditerranée est forte, on peut observer entre 50 à 100 bateaux à chaque sortie. Il s’agit à terme de disposer, pour le challenge IA-Biodiv, de cartes de fréquentation avec les types et longueur de bateaux qui sont présents en mer Méditerranée et dans l’Océan Pacifique.

Dans quelles mesures ces données alimenteront les modèles prédictifs déployés au sein du projet FISH-PREDICT ?

David Mouillot : Grâce à ces algorithmes d’IA, nous pourrons associer à chaque prélèvement de biodiversité dont nous disposons, une variable anthropique dans la semaine ou le mois au cours duquel le prélèvement a été effectué. Nous nous appuierons pour cela sur les données fournies par le Reef Life Survey qui recensement visuellement les poissons récifaux en plongée sous-marine, puis identifierons l’image radar de l’ESA qui se rapproche le plus de la date du prélèvement en vue de déterminer la densité de bateaux autour du site de prélèvement, dans un rayon d’1km et de 10km par exemple. Le modèle estimera ensuite l’influence de cette variable sur la biodiversité en poissons mais aussi en oiseaux et planctons, des variables également à l’étude au sein du challenge IA-BIODIV.

La densité de bateaux correspond à l’une des variables qui sera prise en compte dans nos modèles prédictifs, pour estimer par exemple si la présence de bateaux de pêche ou la pollution sonore influencent le niveau de biodiversité. Nous évaluerons également plus largement, à l’aide de l’IA, l’influence d’autres variables anthropiques et de facteurs environnementaux et d’habitat sur la biodiversité des poissons récifaux. En effet, l’objectif du projet FISH-PREDICT est d’identifier quels facteurs impactent principalement la biodiversité, vue à travers 14 indicateurs que nous élaborerons. Il s’agit par exemple du nombre d’espèces de poissons présentes dans un site, de la proportion d’espèces vulnérables comme les raies et les requins, ou encore de la richesse en espèces commerciales.

A noter que la conception de ces modèles prédictifs se confronte à deux principaux défis. Le premier réside dans le caractère hétérogène des nombreuses sources d’information utilisées, que ce soit en termes d’échelle spatiale ou de type. Le second concerne le recul temporel avec lequel les phénomènes affectent le niveau de biodiversité. Pendant longtemps nous avons considéré des variables autour du jour du prélèvement, mais des variables antérieures telles qu’une crue ou une intensité de pêche massive 6 mois avant, peuvent également impacter le niveau de biodiversité à un instant donné. Ainsi notre objectif avec ces modèles est de rechercher une information pertinente pour expliquer la biodiversité dans un passé plus ou moins lointain, ce qui nécessite d’intégrer une multitude de données via l’IA devenue indispensable pour ce type d’approches multivariées.  

Comment ces travaux pourront-ils aider les gestionnaires et les conservateurs des espaces marins côtiers ?

David Mouillot : Nos travaux pourront aider les acteurs du territoire (décideurs, DREAL1, agences de l’eau, gestionnaires d’espaces marins côtiers, associations, etc.) à identifier et à prioriser des stratégies de conservation et de gestion de la biodiversité en fonction des facteurs les plus impactant. Par exemple, si nos modèles prédictifs montrent un fort impact du facteur habitat sur le niveau de biodiversité dans une région donnée, on peut envisager des stratégies visant à diminuer l’ancrage pour préserver les herbiers. Si nos modèles révèlent un fort impact du facteur humain, des stratégies visant à limiter la fréquentation de touristes ou la surdensité de bateaux de pêche peuvent être établies. 

Les gestionnaires présents lors d’une réunion d’échanges organisée le 1er juin 2022 à l’Université de Montpellier, et co-financée par l’Agence de l’Eau, ont souligné un vif intérêt pour de telles données, notamment concernant les pics de fréquentation des réserves comme celle des Lavezzi dans les Bouches de Bonifacio (Corse du Sud). L’enjeu est de pouvoir identifier des actions permettant de soutenir à la fois la biodiversité des récifs côtiers et les populations humaines qui y vivent, car il est nécessaire de conserver ce patrimoine écologique et les nombreux services à l’homme qui y sont associés (activités économiques, stockage de carbone, etc.).

Dans le cadre du challenge IA-BIODIV, nous partagerons nos données et avancées technologiques avec les deux autres équipes via l’environnement virtuel de recherche IA-BiodivNet. Nos données seront ensuite ouvertes plus largement. Nous souhaitons aussi organiser un atelier de restitution à l’issue du projet afin de partager nos résultats aux acteurs du territoire pour mettre en place des outils de diagnostic concrets et automatisés (cartographie de la densité de bateaux).

Enfin, nos résultats pourront également servir de catalyseurs pour stimuler la création d’aires marines protégées (AMP), visant à protéger les habitats et à réduire la surexploitation, dans des régions en retard sur les objectifs de conservation (30% d’AMP d’ici 2030).

1 Directions régionales de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement

Propos recueillis par Marion Courant